Fausses notes au grand concert des gènes

Des chercheurs de Novartis tentent de percer le mystère de la cicatrisation

26 septembre 2018

Par Andreas Schwander 

A peine né, le nourrisson doit déjà affronter ses premières plaies lorsque le cordon ombilical est coupé et que du sang est prélevé sur son pied. Suivront de nombreuses blessures qui vont ponctuer ses premiers déplacements à quatre pattes. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, la cicatrisation pose un problème majeur à la médecine, qui n’a pas encore percé son mystère. Si la plupart des plaies cicatrisent relativement vite, certaines ne se referment pas. « Les plaies qui ne cicatrisent pas sont un problème majeur en médecine », explique Heinz Ruffner, directeur d’un département de Novartis, qui travaille dans le domaine de la médecine régénératrice. Il encadre un projet de recherche qui tente pour la première fois de découvrir pourquoi certaines plaies cicatrisent quand d’autres non. Car le mystère n’a pas été encore entièrement percé. Dans les hôpitaux et les maisons de retraite, on redoute les escarres, des points de pression qui apparaissent lorsque les patients alités restent allongés pendant de longues périodes sans mouvement ou presque. Dans ces zones, les tissus sont mal irrigués et se nécrosent. Des lésions suintantes se forment alors et elles cicatrisent difficilement.

Heinz Ruffner sur son lieu de travail

Les patients paralysés ou diabétiques, dont les zones affectées ne sont souvent plus douloureuses, présentent les mêmes pathologies. Les plaies passent souvent ainsi inaperçues et sont traitées bien trop tardivement, l’amputation étant alors parfois la dernière issue possible. C’est là que les vrais problèmes commencent. Après une amputation due à un ulcère du pied chez un diabétique, près de la moitié des patients décèdent dans un délai de trois ans. Ce chiffre est énorme. Les Etats-Unis comptent à eux seuls près de 26 millions de diabétiques, soit 8,3 % de la population. En Suisse, où ce pourcentage est un peu plus faible, on recense toutefois près de 500 000 personnes diabétiques.

La cicatrisation : un problème majeur dans les hôpitaux

« La cicatrisation est un réel défi », explique Dirk Johannes Schaefer, médecin-chef du service de chirurgie plastique, esthétique et reconstructrice de l’hôpital universitaire de Bâle. Le traitement des plaies est nécessaire dans presque tous les services de l’hôpital et lorsqu’une plaie cicatrise mal, que ce soit suite à une appendicectomie ou une fracture ouverte de la jambe, la guérison globale du patient est fortement retardée, sans compter les vives douleurs et les nombreuses complications possibles telles que les infections et autres séquelles pour le patient. 
Une mauvaise cicatrisation génère également un surcroît de travail considérable pour le personnel hospitalier et donc un coût beaucoup plus élevé pour l’hôpital. Et le problème dépasse largement le cadre de l’établissement hospitalier et de la vie quotidienne des patients. Les personnes ayant des plaies chroniques voient leur qualité de vie largement diminuée, ne peuvent plus travailler pendant une longue période et dépendent durablement d’une aide extérieure, même si elles ont quitté l’hôpital depuis longtemps. Ces prochaines années, la situation ne va pas s’améliorer, bien au contraire. Les hôpitaux prennent des mesures d’économie, le personnel soignant diminue et le nombre de patients augmente. Dans le même temps, la génération du babyboom, autrement dit les personnes nées entre 1945 et 1966, vieillit et donc, en toute logique, devient plus fragile. Avec ce groupe de patients à lui seul, les maisons de retraite et les hôpitaux atteignent les limites de leur capacité.

Ces deux tendances – moins d’argent et de prise en charge par patient et un nombre nettement plus important de patients fragiles – vont donc aggraver le problème au cours des prochaines années. Si aucune solution n’est trouvée pour améliorer sensiblement la cicatrisation, des centaines de milliers de patients souffriront à l’avenir de plaies chroniques, en raison d’une capacité de prise en charge – et donc de soins – insuffisante.

Expérience biaisée de la médecine militaire

La cicatrisation est l’une des disciplines les plus anciennes de la médecine et pourtant, les connaissances quoique nombreuses restent imprécises. Elle a toujours été étudiée au sein de l’armée. Les médecins, qui ont dû traiter un grand nombre de blessés, ont pu acquérir une certaine expérience dans ce domaine, dans la limite toutefois des conditions mêmes de leur exercice : les traitements étaient pratiqués essentiellement par des hommes, et sur des hommes relativement jeunes et en bonne santé. Cette expérience ainsi que le groupe de patients traités étaient donc restrictifs, ou biaisés, selon le terme scientifique consacré.

Car dans le monde civil, les blessures sont aussi le lot des enfants et des personnes âgées. Et dans l’histoire, ce sont surtout les femmes, les « guérisseuses », qui s’occupaient des blessures et transmettaient leur savoir. Pourtant, la médecine militaire s’est rarement approprié ces connaissances. Elle expérimentait essentiellement différents pansements et bandes absorbantes. Il était bien plus facile de se procurer ces bandes en lin ou en coton, qui se conservaient longtemps et étaient disponibles dans les tailles requises et les quantités standardisées, que les plantes. La médecine militaire a donc peu à peu oublié les vertus antiseptiques et donc thérapeutiques de l’arnica, de la camomille ou des fleurs de soucis, qui favorisent la première phase de cicatrisation de la plaie. Parmi les méthodes traditionnelles, basées sur l’observation et l’expérience empirique, une pratique de grand-mère consistait à appliquer du miel sur la blessure. Méthode parfaitement judicieuse si l’on en croit Dirk Schaefer. Le miel renferme en effet différents types de sucres qui amorcent le processus de cicatrisation. Selon quel procédé ? Nul ne le sait. 

Tous les traitements suivent le même processus : nettoyer, désinfecter, amorcer la guérison et protéger la plaie. C’est également le cas du traditionnel bandage de mousse. Les mousses comptent parmi les plantes les plus anciennes au monde. Elles absorbent l’humidité, ont un puissant pouvoir filtrant, absorbent les métaux lourds, tuent les champignons et les bactéries et ont ainsi une action antiseptique. Des siècles durant, elles ont été appliquées directement sur les plaies. 

Le médicament le plus récent utilisé dans la cicatrisation a été autorisé en 1997 par la FDA (Food and Drug Administration) et présente une efficacité limitée. 

Comprendre la cicatrisation dès son amorce 

Heinz Ruffner prend le problème à la base et évoque une approche holistique, autrement dit globale, de la recherche sur la cicatrisation. Il veut comprendre le processus de cicatrisation, découvrir les éléments sur lesquels reposent les méthodes actuelles et découvrir pourquoi certaines plaies se referment et d’autres non. Grâce à de nouvelles pistes de réflexion, la recherche pourra mettre au point de nouveaux médicaments. 
Dirk Johannes Schaefer fournit des prélèvements cutanés au groupe de recherche d’Heinz Ruffner. Il a commencé par des prélèvements sains puis fourni également des prélèvements de patients présentant des plaies qui ne cicatrisent pas. 

Une personne examine un échantillon de tissu coloré

Le processus de cicatrisation saine est bien documenté. On sait ainsi que durant la phase aiguë, la coagulation s’enclenche en quelques minutes, suivie de la réaction immunitaire, qui prend souvent la forme d’une inflammation. Puis, durant la phase de granulation, les premiers ponts tissulaires se forment, qui reconstituent progressivement les tissus au niveau de la plaie et referment la couche supérieure de l’épiderme. Ensuite, c’est le mystère. Souvent, la réaction d’inflammation dure beaucoup plus longtemps qu’elle ne devrait. Pour quelle raison ? On l’ignore.

Quand le grand orchestre de la cicatrisation fait entendre des fausses notes 

L’équipe de Heinz Ruffner étudie pour la première fois un prélèvement de peau sain à l’aide d’une analyse ARN, qui indique l’activité des gènes dans les prélèvements de peau. L’analyse est comparable à une carotte géologique. Les gènes intervenant dans la cicatrisation apparaissent sous une forme bien alignée. L’analyse détermine la fréquence de lecture de chaque gène et montre le degré d’activité et le moment d’intervention de chaque gène dans une peau saine. Dirk Johannes Schaefer utilise l’image d’un « orchestre de la cicatrisation » dans lequel chaque gène représente un instrument de musique.

A lui seul, cet orchestre ne produit aucune musique, ou plutôt, aucune cicatrisation. Pour que la musique surgisse, chaque instrument doit jouer correctement sa partition et être à sa place. Ici, les instruments sont les gènes (ADN) et les musiciens l’ARN. Par ailleurs, des colorations effectuées sur les prélèvements permettent de distinguer les différentes protéines synthétisées à partir de la matrice ARN et qui exécutent leurs différentes tâches dans les cellules cutanées, comme les musiciens au sein d’un orchestre. Pour définir le rôle de chaque protéine, il est possible de les étudier sur des échantillons de peau cultivée en laboratoire à partir de cellules humaines. Ces expérimentations permettent de découvrir pourquoi certaines plaies cicatrisent mal, voire pas du tout.

Des ordinateurs comparent les processus génétiques

Reprenons la métaphore de l’orchestre : il existe plusieurs interprétations possibles de la 5e symphonie de Beethoven. Certaines peuvent sembler meilleures que d’autres, et les orchestres qui les donnent sont eux-mêmes de taille ou de qualité variable. Certaines formations échouent d’ailleurs pitoyablement. Heinz Ruffner a qualifié ces différentes interprétations d’un même processus de cicatrisation, ou ces différents chemins devant conduire au même objectif, de « passerelles moléculaires ». L’une des missions de Novartis consiste à comparer ces passerelles pour découvrir celles qui fonctionnent mieux que les autres. Heinz Ruffner souhaite également découvrir sur quelles passerelles la musique s’interrompt à la moitié du concert parce que l’orchestre ne joue plus en rythme ou que certains instruments se sont tus ou bien jouent trop fort.

Cette discipline a un nom : la « bioinformatique ». Elle propose une étude comparée des enregistrements de données génétiques des prélèvements de peau sains et malades. Le résultat est un modèle statistique indiquant les échantillons génétiques les plus prometteurs en termes de guérison et ceux nécessitant dans tous les cas une nouvelle thérapie. Ce modèle ressemble à l’émission de radio « Diskothek im Zwei » sur Radio SRF 2, où musiciens, critiques et compositeurs débattent de l’interprétation de morceaux de musique classiques. Sauf qu’un orchestre compte entre 60 et 80 musiciens, et que l’« orchestre génétique » qu’analyse Novartis est bien plus vaste. Une seule cellule contient près de 20 000 gènes. Cela nécessite une immense puissance de calcul, disponible depuis quelques années seulement. 

Une personne manipule en laboratoire des échantillons de tissus

Par ailleurs, les activités des gènes ne sont pas identiques d’un prélèvement à l’autre et sont donc souvent difficilement comparables. Tout comme l’expérimentation médicale sur les plaies, pratiquée à ses débuts essentiellement sur des soldats blessés, les études actuelles se basent sur un grand nombre d’échantillons sains prélevés essentiellement lors d’opérations chirurgicales effectuées sur un grand nombre de patients différents, notamment des patients relativement jeunes, actifs, ayant des organes qui fonctionnent bien et une bonne circulation sanguine. Autrement dit, sur des patients qui ont précisément le profil opposé aux patients les plus à risque, à savoir les patients âgés, alités, en surpoids ou diabétiques.

Circulation sanguine, vide, cellules souches

A moins d’une percée, du développement d’un médicament ou d’une thérapie qui améliore significativement les processus de cicatrisation actuels, la situation ne devrait pas évoluer rapidement. Mais pour Dirk Schaefer, il est important de travailler sur ce projet et de prendre réellement en compte tous ses aspects. Ces dernières années, si aucun progrès médicamenteux n’a été réalisé, d’autres formes de traitement ont évolué.

Il existe aujourd’hui des pansements qui laissent un léger vide au-dessus de la plaie pour soulager la zone à traiter. Dirk Schaefer place ses espoirs dans les méthodes qui améliorent l’oxygénation et l’irrigation de la zone à traiter ou qui stimulent le métabolisme, mais aussi sur les processus régénérateurs qui travaillent avec des cellules souches sanguines appliquées directement dans la plaie. Autant de pistes dont il tient également compte pour tenter de percer le secret de la cicatrisation.

La cicatrisation en quatre étapes

Le processus de cicatrisation comprend quatre étapes. Immédiatement après la blessure, en quelques secondes, la coagulation se déclenche et referme la plaie le plus vite possible. Au bout de quelques minutes commence la deuxième étape, qui est celle de la réaction immunitaire : les cellules immunitaires s’attaquent aux éventuels germes qui se sont introduits et les détruisent. Ce qui explique les inflammations et gonflements légers. Au bout de quelques heures débute la phase de granulation au cours de laquelle sont générés du tissu sous-cutané et adipeux qui referme la plaie en profondeur. Durant la quatrième étape, la couche superficielle de la peau se régénère également, la croute tombe et une cicatrice apparaît et reste dans le pire des cas. 

Mais chez les personnes diabétiques et les patients alités ou présentant des troubles circulatoires, les plaies ne se referment pas. Souvent même, elles s’aggravent, gagnent les couches les plus profondes de la peau et deviennent difficiles à traiter.